CHAPITRE PREMIER

On se souviendrait de la toute-puissance d’Arasoth jusqu’à la fin des siècles. Les générations humaines célébreraient son culte et l’adoreraient avec plus de ferveur qu’elles n’en avaient jamais témoignée aux anciens dieux.

Les hommes le redouteraient. Tous les hommes. Ils subiraient son joug, obéiraient à sa parole. Ils vivraient et mourraient par lui et pour lui.

Arasoth était un dieu cruel.

Et patient...

Arasoth l’Initié était mort deux mille ans plus tôt, étranglé dans son cachot. La magie d’un nécromant nommé Aterna l’avait rappelé du sombre monde des Esprits. Magie funeste. Terrible piège qui s’était retourné contre Aterna et contre les humains. Arasoth, possédant à présent l’enveloppe charnelle du mage, se repaissait des ambitions des puissants comme des humbles.

Il n’avait qu’un but : balayer les cohortes des dieux qui, autrefois, l’avaient mis à l’index sous prétexte qu’il n’était pas un des leurs, issus des limbes et des univers, mais qu’il était né de la matrice d’une femelle.

Il effacerait jusqu’à leur souvenir. Son souffle revitaliserait le monde corrompu des hommes. Il instaurerait le règne éternel des Ténèbres. Son règne.

Les humains étaient aveugles, lâches et sots. Les humains croyaient en la soumission, en la peur, en l’obscurité. Ils avaient le mal au coeur et à l’âme. Ils l’infligeaient et le subissaient. Ils étaient ses créatures... Les deviendraient.

Arasoth avait tiré les leçons de son précédent échec. Autrefois, il s’était montré maladroit. Il n’avait pas su attendre que son emprise soit suffisamment assise sur l’esprit des humains. Ceux-ci s’étaient révoltés. Les prêtres avaient clamé son hérésie. Ils l’avaient traqué, saisi, mis à mort.

A l’époque, il était humain. Initié, mais humain tout de même. Sa chair était faible et périssable. Aujourd’hui, il était un Esprit. Pervers. Immortel.

Aujourd’hui, Arasoth se vengeait.

Il faisait des miracles qui frappaient les foules...

*

**

L’officiant – Sorcier Corrant – était un homme maigre, de haute taille, au visage couturé de cicatrices et de rides. Son regard brillait de la lueur du fanatisme. Il était vêtu d’un long manteau de bure rapiécé, à la couleur indéfinissable, qui s’ouvrait sur son corps squelettique d’ascète et son érection permanente et démesurée. Comme il avait rabattu son capuchon sur ses épaules, son crâne rasé brillait à la lueur des flambeaux.

Sorcier Corrant leva les yeux vers la voûte de pierre, les arceaux sculptés et les ogives. Gloire au Maître, au tout-puissant Arasoth ! Les temps changeaient. Autrefois, les officiants devaient pratiquer le culte en se cachant au coeur des forêts les plus profondes, dans les vallées les plus inaccessibles, les collines les plus sauvages. Bienheureux quand ils avaient en face d’eux dix fidèles. Quand quelque grange venteuse pouvait les abriter. Quand ils ne devaient pas fuir en hâte à l’approche des gens d’armes ou des soldats...

Aujourd’hui, la foule qui attendait sa parole – la Parole d’Arasoth –, devait compter plus de deux cents personnes.

Les murs qui l’entouraient étaient ceux d’un très officiel temple dédié au dieu Mohr... Et les gens d’armes ne viendraient pas troubler la cérémonie, puisque le seigneur du lieu se trouvait au premier rang de l’assistance, agenouillé en signe d’humilité, avec autour de lui ses deux épouses, ses enfants et tous ses gens. Tous étaient plongés dans les transes de la prière.

Sorcier Corrant étendit les mains et chacun, en face de lui, inclina la tête. D’une voix rauque et basse, l’officiant commença à prononcer les incantations que le Maître lui avait apprises au cours de la transe magique, cette transe où la Vérité lui était apparue. Chacun les reprit avec ferveur, et ce ne fut plus un murmure qui monta dans le temple, mais un grondement pareil au bruit sourd d’une armée en marche. L’armée des croyants. L’armée des fidèles d’Arasoth qui, bientôt, déclencheraient la Guerre Sainte, qui établiraient sur Vonia, et sur le monde, le Nouvel Empire, celui de l’Unique.

Même la jeune fille allongée nue sur la table de pierre derrière Sorcier Corrant, priait, les mains jointes, les yeux exorbités, le regard extatique. Son visage était blême, ses seins se soulevaient au rythme désordonné de sa respiration. Elle était promise au dieu. Elle le savait et s’en réjouissait, bienheureuse Elue. Elle recevrait la semence sacrée puis donnerait son sang, sa vie. Elle priait. Gloire à la toute-puissance d’Arasoth !

Sorcier Corrant pria longuement. La prière le remplissait de bonheur et d’excitation. Ses veines charriaient du feu et ses reins se faisaient impatients. Un désir obscur montait en lui, violent, furieux... Gloire à la toute-puissance d’Arasoth qui le possédait. Gloire...

Le même désir montait dans les corps et les âmes des fidèles. Les femmes haletaient, jeunes et vieilles, belles et laides. Les hommes poussaient des grondements animaux.

Sorcier Corrant leva les deux poings.

— Mort à ce monde dégénéré ! cria-t-il. Nous sommes les germes de la pureté du Maître ! Nous sommes ses bras vengeurs ! Nous balaierons la cohorte impie des faux dieux et de leurs serviteurs ! Nous laverons dans leur sang maudit les souillures de ce monde ! Nous précipiterons dans la mort les prêtres renégats, les adorateurs des idoles, les troupeaux indignes des infidèles ! Gloire à Arasoth ! Gloire aux Ténèbres !

La foule était en transe. Elle répétait, hurlante :

— Gloire à Arasoth ! Gloire aux Ténèbres ! Gloire à Arasoth ! Gloire aux Ténèbres !

Sorcier Corrant brûlait tout vif. Son corps était secoué de frissons et de tremblements. Il lui semblait qu’il déchirait effectivement de ses ongles les ennemis du Maître. Il respirait le parfum de leur sang.

— Mort à la reine de Vonia ! reprit-il. Mort aux seigneurs et aux chevaliers ! Mort aux monstres hideux et à leurs descendants... Qu’ils soient brûlés et déchirés ! Qu’ils soient pendus et crucifiés ! Qu’ils expient leurs péchés pour la Gloire d’Arasoth !

— Qu’ils expient leurs péchés pour la Gloire d’Arasoth !

— Prenons les armes !

— Prenons les armes...

— Tuons !

— Tuons...

— Jouissons !

— Jouissons...

Les fidèles s’étaient dénudés. Plusieurs se caressaient mutuellement. Mais l’heure n’était pas encore à l’Orgie Sacrée. La délivrance n’interviendrait qu’après le sacrifice, après la souffrance et l’invocation.

Brusquement, Sorcier Corrant se tourna vers la vierge offerte sur la pierre.

— Gloire à Arasoth ! clama-t-il.

L’écho de sa voix roula longuement sous la voûte. La vierge ouvrit les cuisses et ses hanches heurtèrent l’autel à plusieurs reprises. Elle s’offrait. Son corps et sa vie. Elle allait être fécondée par Arasoth... par l’intermédiaire de Sorcier Corrant. Puis elle mourrait. Son sang serait bu rituellement ; sa chair dévorée ; ses os brûlés, et tous s’en partageraient les cendres, qui seraient révérées comme les plus précieuses reliques. Elle le savait et s’en réjouissait... Gloire à la toute-puissance d’Arasoth !

Sorcier Corrant se dépouilla de son manteau et marcha vers la pierre sacrée, son épieu de chair dardé vers sa victime. Il saisit le couteau d’obsidienne.

Alors la fillette qui se tenait derrière le pilier de pierre fit un pas en avant, la main tendue...

 

Nul n’avait fait attention à elle, pèlerin  – très jeune pèlerin  – perdu au milieu des autres. Accompagnait-elle une mère, un père, un frère ou une soeur ? Qu’importait à ceux pour qui seule la Parole d’Arasoth était importante ? Elle avait été là, au détour du chemin, avait cheminé à leur côté, silencieuse, vêtue d’une chemise déchirée, les pieds nus, les cheveux hérissés d’épines et de brindilles.

Elle pouvait avoir huit ou dix ans. Elle était laide, maigre, les genoux cagneux, les joues creuses. Les os de ses épaules saillaient sous sa peau grise de crasse. Elle avait un front bombé que ceignait un bandeau de tissu et une pierre sombre pendait à son cou, retenue par un lien de roseau. Comme chaque assistant, elle s’était dépouillée de son vêtement. Elle était toute nue et misérable, et ses côtes étaient aussi visibles que des cerceaux sur son torse étroit.

C’était une enfant, une petite fille. Mais elle n’avait pas des yeux de petite fille. Elle n’avait pas non plus des yeux d’adulte. Des yeux humains.

Ses yeux étaient pareils à deux lacs de feu dans son visage émacié. On ne pouvait en distinguer la couleur ; on n’en discernait que l’éclat. Insoutenable.

Elle s’avança au milieu des fidèles, et son corps sembla nimbé d’une aura couleur de glace.

— Am Kolaviak Ekmii Zorah abdohar..., marmonna-t-elle à mi-voix, l’index pointé sur l’officiant qui s’apprêtait à posséder la vierge. Zegondii aktor...

Elle avait craché les deux derniers mots. Le feu de ses yeux étincela avec plus d’intensité encore, passa dans son bras, sa main, son doigt tendu... Un trait de feu en jaillit pour s’en aller frapper le serviteur d’Arasoth.

 

Plus que tout autre plaisir, Sorcier Corrant goûtait la volupté se mêlant à la mort. Il avait maintes fois pratiqué le rituel instauré par le Maître, depuis qu’il s’était voué à Lui, et chaque fois, il avait d’autant plus joui qu’il plongeait son couteau dans la gorge de la créature dans laquelle il s’épanchait – Arasoth s’épanchait.

Cette fois encore la cérémonie, le miracle, allait se dérouler. La transcendance de sa chair et de sa semence grâce à la chair et à la semence du dieu. Sorcier Corrant allait ficher son sexe dans celui de la vierge, la déflorant et la souillant pour complaire au Maître. Puis, à l’instant de leur orgasme, il ouvrirait la poitrine palpitante et le sang coulerait comme coulerait le sperme... Depuis qu’il s’était voué à Arasoth, ni la virilité ni la main de Sorcier Corrant n’avaient failli. Gloire à la toute-puissance d’Arasoth !

Sorcier Corrant se pencha sur la table de pierre, approcha son épieu de la fente sacrée... et reçut un choc d’une violence telle qu’il crut un instant que le temple s’écroulait sur sa tête. Le souffle lui manqua ; une douleur effrayante lui perça la poitrine ; des larmes de sang jaillirent de ses yeux ; un tremblement incoercible l’agita de la tête aux pieds. Il haleta, se ratatina sur lui-même. Ses yeux s’exorbitèrent...

Son sexe, raidi depuis des semaines, des mois... s’amollissait, s’abaissait, se racornissait, plongeait au bas de son ventre, pareil à un vermisseau flaccide, à un mol et inutile appendice de chair ballottant entre ses cuisses noueuses.

Sorcier Corrant poussa un long cri d’horreur et d’incrédulité.

Il se tourna vers la foule des fidèles. Et reconnut tout de suite pour ce qu’elle était la fillette maigre devant le pilier. A ses cris d’épouvante se substitua un grondement de haine :

— Chienne maudite ! Retourne d’où tu viens ! Disparais de ce monde !

Il proféra une incantation et l’étau qui lui étreignait la poitrine se desserra quelque peu. Mais l’enfant ne disparut pas pour autant. Elle s’adossa au pilier et répliqua à son tour par une formule magique. Sorcier Corrant se sentit soulevé du sol par une force irrésistible, contre laquelle il ne put rien. Il alla heurter violemment l’autel de pierre et ses os craquèrent. La vierge, tirée de sa transe, se mit à crier et dégringola de la table du sacrifice. Mais, soumise elle aussi à la puissante sorcellerie de la fillette, elle fut précipitée contre la muraille. Son corps s’affala sur le dallage, où il demeura immobile.

Les fidèles reculaient, terrorisés, certains se cachant les yeux pour éviter d’être aveuglés par le torrent de lumière qui formait comme un pont mouvant et brûlant entre Sorcier Corrant, la vierge et la petite inconnue.

— A... Arasoth..., gémit le mage. Ar... tala...

— Ravannah okshoth..., le coupa son adversaire.

Sa voix ressemblait au grondement du tonnerre. Sorcier Corrant essaya de se relever. Mais ses genoux étaient brisés et les os pointaient à travers sa chair. Balbutiant des formules magiques, il se mit à ramper pour s’abriter derrière l’autel. La fillette s’approcha alors de lui, sans cesser de proférer des incantations les bras levés, les doigts en crochets pareils à des serres d’oiseau de proie. Elle lui parut immensément grande, avec ses yeux couleur de sang brillants comme la flamme. Alors, il sut qu’il allait mourir.

— A... Arasoth..., à l’aide, gémit-il.

L’enfant eut un rictus méprisant. Elle leva plus haut les bras et Sorcier Corrant fut porté juste au-dessus de l’autel.

— Arasoth est un faux dieu ! clama la petite magicienne, abandonnant le parler des Initiés d’Alkoviak. Une charogne qui retrouvera le tombeau d’où elle n’aurait jamais dû être tirée ! Une fiente de porc dont nul ne conservera le souvenir ! Je pisse sur Arasoth !

La foule des fidèles se mit à hurler devant pareils blasphèmes. Des femmes se lacérèrent le visage, d’autres les seins ou le ventre. Des hommes griffèrent leurs sexes amollis. Mais plusieurs autres se précipitèrent sur la fillette en poussant des cris de rage. A leur tête se trouvait le seigneur du lieu, l’épée à la main. Il frappa, l’écume aux lèvres... et se heurta à une puissance invisible qui lui arracha sa lame du poing, l’envoya tournoyer en l’air puis se planter profondément dans la statue toute neuve d’Arasoth qui dominait l’autel. Les assaillants s’effondrèrent pêle-mêle les uns sur les autres.

L’intruse n’avait pas daigné tourner la tête. Elle rejeta les mains en arrière, émit un long sifflement suraigu qui perça les oreilles de ceux qui l’entendirent.

Le corps de Sorcier Corrant, flottant toujours dans l’air, se déchira par le travers, avec un bruit écoeurant de chair et d’os arrachés. Le mage poussa un dernier cri, tandis que son sang et ses entrailles ruisselaient sur la pierre du sacrifice et que sa tête roulait aux pieds de l’enfant d’Alkoviak.

— Ainsi périront tous les adorateurs du faux dieu, énonça la fillette en contemplant les restes hideux.

Elle se tourna vers la vierge, effondrée contre la muraille maculée d’une traînée sanglante.

— Relève-toi pour servir la véritable magie, clama-t-elle. Deviens la bienheureuse créature de la Dame d’Alkoviak. Renie les croyances funestes et démoniaques. Malahjhoram...

Elle parla pendant de longues secondes. Enfin, la jeune fille remua, poussa un gémissement pareil à celui d’un nouveau-né... et se redressa, clignant des yeux. Elle regarda tout autour d’elle, hébétée. Les fidèles d’Arasoth se prosternèrent tandis que montait un murmure d’extase.

— Désormais, conclut l’enfant pour la vierge, tu appartiens au monde d’Alkoviak.

Elle tourna les talons et, suivie de la miraculée, sans un regard pour les spectateurs toujours prosternés, elle se dirigea vers les portes du temple. Un tourbillon de flammes glacées l’accompagnait.

*

**

Dona Alther était une guérisseuse réputée. Sa renommée avait franchi les frontières du comté pour se propager jusque dans les pays barbares. On venait de très loin afin de la consulter, et le petit village de pêcheurs où elle demeurait était devenu pour tous les bancals, estropiés, scrofuleux, lépreux et vérolés de l’empire le dernier espoir de guérison.

Peu importait que Dona Alther soit devenue prêtresse d’Arasoth. Au contraire... Servir un aussi puissant dieu ajoutait à ses dons. C’était Arasoth qui l’inspirait, Arasoth qui guérissait ; Arasoth, le faiseur de miracles, celui qui rendait leur sève aux impuissants et coulait du feu entre les cuisses des femmes frigides.

Dona Alther était en vérité une grande magicienne. De plus, elle était jeune et belle, et sa couche s’ouvrait large aux hommes autant qu’aux femmes. Dona Alther ne réclamait, en paiement de ses services ou de ses charmes, qu’une seule chose, qu’on lui accordait aisément.

Que l’on se convertisse au nouveau culte...

Elle était une des meilleures prosélytes du dieu mort-vivant et, autour de sa demeure, s’était développée une petite communauté prospère d’arasiens contre laquelle les prêtres de la religion traditionnelle n’osaient pas faire grand-chose.

Des enfants disparaissaient alentour, qu’on ne revoyait jamais...

 

Dona Alther reposait sur sa couche confortable, allongée sur une fourrure, vêtue d’une audacieuse robe tehlane qui lui dévoilait les seins et les cuisses. Un grand feu ronflait dans le foyer au centre de la pièce, et les deux hommes qui l’avaient aimée tout au long des dernières heures dormaient, enivrés.

Dona Alther aimait la chaleur des flammes. Elle aimait les caresses de ses amants, leurs regards d’adoration, et l’arôme capiteux du vin dans la coupe d’or qu’elle tenait entre ses mains.

Elle aimait les cris d’appel qui retentissaient à l’extérieur de sa maison, le luxe, la richesse, le plaisir. Elle aimait Arasoth, gloire à sa toute-puissance qui faisait d’elle l’égale d’une reine.

Les clameurs se faisaient frénétiques. Paresseusement, Dona Alther fit bouffer ses longs cheveux couleur de jais. Elle se leva, arrangea les plis du drapé sous sa poitrine orgueilleuse puis alla écarter le rideau de cuir ouvragé qui masquait sa porte. Les appels se muèrent en un long cri d’adoration.

Dona Alther resta un instant immobile dans l’embrasure de la porte, les seins palpitant, à contempler la foule des misérables qui, pour certains, avaient parcouru des dizaines de lieues soutenus par le seul espoir de bénéficier de ses pouvoirs. Elle prit le temps de finir son vin, tandis que s’agitaient cannes et béquilles, que se tendaient des moignons suppurants ou recouverts de linges ensanglantés, et que les cris se faisaient suppliques et gémissements.

Alors, elle reposa enfin sa coupe et leva les bras. Les cris se turent progressivement.

— Adorateurs d’Arasoth, dieu unique revenu de l’Autre Monde, soumettez-vous à ma voix ! clama Dona Alther. Soumettez-vous à la toute-puissance des Ténèbres ! A genoux !

Tous les auditeurs mirent un genou au sol, dans un murmure de piété. La jeune femme sourit. Elle n’éprouvait aucune compassion pour cette cohorte de miséreux. Mais elle les considérait comme autant de recrues nouvelles pour le Maître. Autant de disciples qui porteraient Sa Parole aux quatre coins de l’empire. Autant de bras qui frapperaient impitoyablement l’ennemi. Autant de vies qui accepteraient de se sacrifier pour lui.

— Je vous guérirai ! affirma la magicienne. Je vous rendrai force et santé. Les aveugles verront à nouveau ! Les paralytiques marcheront ! Les impuissants sailliront leurs femmes ! Les catarrheux respireront... Mais auparavant, prions ! Prions notre Maître tout-puissant ! Célébrons-le et que périssent les infidèles !

Plus elle parlait, plus Dona Alther se sentait pénétrée par le souffle d’Arasoth. Elle frémissait, sa chair était de feu. Elle avait hâte d’accomplir des miracles pour la gloire de son dieu. Hâte de se déchaîner pour lui et par lui. Hâte de transcender sa chair, de s’unir à lui et d’éprouver l’intense plaisir physique qui l’emmenait au-delà de tout. Hâte...

Un froid de mort la saisit soudain, lui vidant le corps et l’esprit. Elle s’arrêta de parler, des larmes coulèrent sur ses joues, il lui sembla que sa chair se liquéfiait. Elle dut s’appuyer de l’épaule au mur de sa demeure et fournir un effort intense pour écarquiller les yeux. Quelque chose d’inconnu se trouvait là. Quelque chose qu’elle ne voulut pas nommer... qui se dissipa comme c’était venu, la laissant pantelante, la bouche sèche.

Elle scruta les alentours, pendant que les fidèles continuaient, avec plus ou moins d’ensemble, à murmurer des prières.

Et elle ne vit rien, n’entendit rien. Pourtant, l’impression de mort demeurait présente. La magicienne acheva rapidement ses professions de foi, proféra les habituelles malédictions à l’encontre de l’ancienne religion et de ses serviteurs, de la reine Elka, infidèle et usurpatrice, et de tous les hérétiques qui infestaient l’empire. Elle annonça le proche retour du dieu et de Sa Loi. Mais quelque part en elle résonnait la peur. S’efforçant de se secouer, elle ouvrit les bras pour appeler les malades.

Le premier à s’avancer fut un jeune homme au visage délicat, aux traits fins, mais aux membres grêles et au torse étroit. Sans avoir besoin de l’examiner, Dona Alther lut en lui l’empreinte du mal et l’approche de la mort. Elle esquissa un sourire, malgré son angoisse sourde. Elle guérirait ce garçon et le garderait auprès d’elle. Ainsi, elle jouirait de lui puis le sacrifierait au Maître. Ce serait une puissante extase que de le faire périr pendant qu’il la posséderait...

— Dépouille-toi de tes hardes ! ordonna-t-elle.

Le malheureux obéit. Donna Alther étendit les mains, lui effleura le front, la gorge, la poitrine et le sexe. Elle prononça les paroles qui l’uniraient à la sève magique du dieu...

Et rien ne se passa. Le malade resta prostré, le souffle rauque, tremblant de la tête aux pieds. La prêtresse étouffa difficilement un cri de désespoir. Ses veines lui semblèrent charrier de la glace. Elle répéta la formule, la voix hachée ; sans plus de succès. Le coeur lui manqua. Elle leva la tête...

Deux enfants, un garçonnet et une fillette, fendaient la foule, s’avançant vers elle. Leurs yeux brillaient d’un feu insoutenable.

 

— Sorcière, tes pouvoirs n’existent plus ! cria la fille.

— Arasoth n’est rien, renchérit son compagnon, et ses serviteurs ne sont que poussière emportée par la poussière du temps !

Dona Alther banda toute son énergie, invoqua le Maître.

— Périssez ! hurla-t-elle. Disparaissez dans le néant !

De toute la violence de sa magie, elle projeta la mort sur les deux intrus. Mais le sort se brisa sur l’aura de puissance qui, à l’instant, avait émané d’eux. Une vibration insupportable s’éleva, et les rangs des malades et des fidèles se rompirent. Dona Alther tomba à genoux, traversée par les ondes d’une indicible souffrance. Elle appela son dieu, essaya de se souvenir des incantations qui la protégeraient. Mais son esprit se brouillait, ses pensées lui échappaient...

Hébétée, elle regardait ses mains.

Ses mains se déformaient, se desséchaient, se flétrissaient. Bientôt, les jointures des doigts saillirent, les ongles devinrent griffes, la peau se marbra de tavelures brunes. La prêtresse ferma les poings, avec un cri d’effroi et de haine. Elle chercha à se redresser. Mais ses reins étaient de bois, ses jambes ne lui obéissaient plus... Ses jambes torses, aux genoux cagneux, sillonnées de longues varices et d’ulcères.

— Non..., gémit Dona Alther d’une voix chevrotante de très vieille femme. Par pitié... Arasoth... aide-moi !

Mais Arasoth ne vint pas à son aide. Et les enfants n’eurent aucune pitié. Nulle magie ne sauva Dona Alther. La dernière vision de la sorcière fut celle de ses cheveux blancs et ternes qui pendaient sur ses seins flétris, semblables à des outres vides.

— Orgueilleuse créature ! siffla la fillette.

— Suppôt du Démon ! ajouta le garçonnet.

— Péris telle que tu es en ton âme !

— Sois punie par ta beauté envolée !

Les petits magiciens prononcèrent une incantation. Sous les yeux horrifiés des arasiens, Dona Alther se mua en une créature qui aurait pu avoir vécu des milliers d’années. Ce ne fut plus qu’une momie recouverte d’une enveloppe de parchemin bruni, dérisoirement parée d’une étoffe tehlane chatoyante que soulevait le vent. Enfin elle tomba en poussière, et ce fut comme si elle n’avait jamais existé. Une bourrasque glacée dispersa ses ultimes restes.

Les deux enfants firent face à la foule pétrifiée de stupeur.

— Arasoth n’est qu’un faux dieu, dit le garçon. Ses pouvoirs sont usurpés !

— Ses fidèles subiront les tourments de l’enfer ! poursuivit sa compagne d’une voix dure. Ils se couvriront de pustules et la lèpre les pourrira !

Hurlants de terreur, les auditeurs se dispersèrent, se bousculant pour s’enfuir plus vite. Les intrus échangèrent un regard puis, sans un mot, s’éloignèrent. Le jeune admirateur de Dona Alther les suivit. Il se redressait de toute sa taille, et ses yeux resplendissaient de force et de santé.

*

**

En ces temps, la maison de Varik fut frappée par le malheur. La mort de dame Gamlla de Sandrithar, assassinée alors qu’elle s’était réconciliée avec son époux, le seigneur Kohr, avait ému chacun ([1]). Kohr Varik, s’il était peu apprécié par certains de ses pairs, qui jalousaient sa prestance, la richesse de ses domaines... et la clairvoyance de son gouvernement, était unanimement aimé par le peuple de Vonia. Il avait le coeur généreux, n’oubliait jamais les malheureux, ne prisait pas la guerre et, quand la disette menaçait, ouvrait ses chasses aux miséreux pour qu’ils ne meurent pas de faim. Aussi le plaignit-on fort. Des poètes écrivirent des ballades sur son infortune et, les chantant dans les villes et les villages, tirèrent des larmes à leurs auditoires.

Le sort n’en continua pas moins de s’acharner sur le comte au Lévrier Courant. Sa première épouse, dame Lynn de Komor, avait mis au monde une enfant nommée Arikia. Certes, ce n’était pas un garçon. Mais du moins cette naissance pouvait-elle compenser la perte de la première fille du seigneur, la petite Sonara, tuée par un suppôt d’Arasoth le jour de sa présentation à la noblesse ([2]). A ce qu’on disait, le seigneur Kohr et dame Lynn cajolaient sans cesse le bébé, passaient de longs moments auprès de lui et l’entouraient de mille soins. Noble dame Lynn ne l’allaitait-elle pas elle-même, se passant des service d’une nourrice ?

Hélas, quelques jours après sa présentation, la petite fut prise de fièvre. On fit venir des quatre coins de Vonia les meilleurs mires et les plus réputés guérisseurs. Mais l’enfant s’affaiblit rapidement. Il apparut qu’elle ne vivrait plus longtemps. Une profonde affliction frappa le château de Varik, dont le deuil, suite à la mort de dame Gamlla, n’était même pas encore terminé.

Kohr Varik et son épouse firent des sacrifices aux dieux, annoncèrent qu’ils couvriraient d’or qui trouverait un remède au mal minant leur fille. Ce fut vain. Un beau jour, la petite Arikia mourut...

 

On put croire que ni Kohr Varik ni dame Lynn ne se remettraient de ce nouveau drame. Le château résonna longtemps des hurlements lugubres de la malheureuse mère en proie au désespoir ; Kohr, quant à lui, ne réagissait plus aux paroles de ses vassaux, capitaines et serviteurs. Rien ne l’intéressait. Il demeurait des heures prostré, indifférent, les yeux rougis des pleurs qu’il versait sans fausse honte, en père accablé. Les poètes composèrent de nouvelles ballades, encore plus déchirantes ; et des messages de sympathie, envoyés par nombre de seigneurs, mais aussi par de simples bourgeois ou par des paysans ayant eu recours à l’écrivain public, affluèrent à Varik.

Et puis les semaines, les mois passèrent, et l’on parla d’autres choses... La vie reprenait ses droits.